L’Eglise entre paroles et silences

La consultation en vue du synode sur la famille dans le contexte de l’évangélisation. (Article publié avec l'aimable autorisation de la Revue d'Ethique et de Théologie Morale. Voir le numéro de septembre 2014)

I.                   Une Eglise qui donne la parole à tout le peuple de Dieu

 

Il faut s’étonner avec bonheur de cette initiative d’une consultation planétaire à propos d’un sujet qui, il faut bien le dire, concerne cent pour cent des habitants, qu’ils soient catholiques ou non. C’est, à ma connaissance, la première fois qu’une instance mondiale consulte la totalité de sa base. L’enthousiasme, en France du moins, a répondu à ce projet puisque malgré la période chargée d’avant Noël et les vacances elles-mêmes, plus de 90 diocèses ont fourni des réponses dans les délais impartis. Deux remarques :

D’une part, la consultation ne porte pas sur les réponses pastorales à apporter mais bien sur les questions qu’il faut aborder, le “status quaestionis”. La perte de la maîtrise des questions est un signe fort qui montre que l’on rentre dans une véritable consultation et que le Pape François ne sait sans doute pas où ce travail va le conduire.

D’autre part, c’est bien tout le peuple de Dieu qui est consulté dès le point de départ. L’ecclésiologie de Vatican II est profondément à l’œuvre dans  la procédure de cette consultation. Ainsi, Mgr Baldisseri, secrétaire général du synode, n’hésite pas à écrire au Président de la Conférence des Evêques : « Je vous prierai, Excellence, de bien vouloir distribuer ce Document aux Diocèses, en les invitant à les diffuser immédiatement de manière capillaire dans les doyennés et dans les paroisses afin d’obtenir une contribution de la base sur les thèmes et des réponses aux questions, y compris aussi des statistiques utiles, pour la préparation de l’instrumentum laboris. »[1] Si le peuple tout entier est consulté, ce n’est pas seulement parce qu’il est concerné par les orientations pastorales qui seront publiées après le synode de 2015, mais bien parce que tous les baptisés bénéficient de l’Esprit-Saint et peuvent le « prier intensément » pour la réussite de cette entreprise. Cette procédure dit beaucoup du sens de l’Eglise de notre Pape François. Nous verrons si, pour d’autres synodes, les laïcs seront consultés de la même manière.

Ayant pu dépouiller les 55 consultations du diocèse de Reims regroupant plus de 300 participants, je voudrais réagir à ce que j’ai pu lire et apporter quelques réflexions. En particulier sur les trois questions qui sont le plus remontées : la transmission des valeurs et le sens du mariage chrétien ; des paroles sur la régulation des naissances ; des points d’attention sur les défis pastoraux touchant les personnes séparées et réengagées dans une seconde union.

 

II.                Les quatre piliers du mariage

Beaucoup ont intégré les fameux quatre piliers du mariage : liberté, fidélité, indissolubilité et fécondité. A la réflexion, cette vulgate de la préparation au mariage et des célébrations qui suivent mériterait d’être précisée. En effet, on peut affirmer qu’ils font partie d’un même ensemble si l’on peut considérer que le défaut de l’un des quatre peut entraîner à lui seul l’invalidité du mariage. Pourtant, la liberté ne fait pas nombre avec les trois autres. Cette dernière est l’écrin ou le contexte nécessaire pour que les trois engagements prennent toute leur dimension.

A vrai dire, on ne s’engage pas à la liberté. En revanche, il est nécessaire que la liberté des fiancés soit relue sous deux aspects. D’une part, il convient que chaque fiancé puisse vérifier que malgré tous les déterminismes qui l’environnent[2], c’est la prise de conscience du poids de ces influences somatiques, psycho-éducatives, sociales et environnementales qui permet au sujet de gagner en liberté, de faire des choix mais aussi de s’engager de manière responsable. Tous, loin de là, ne prennent pas le temps de ce recul aussi réfléchi, mais bien des dialogues peuvent saisir comment ce travail s’est plus ou moins réalisé.

D’autre part, Jean Ladrière[3] nous a appris que tout véritable engagement se traduit par une dilatation de l’être. Autrement dit, personne ne peut s’engager définitivement, sans esprit de retour, s’il n’a la perspective qu’en « échange » de la parole donnée se joue une libération intérieure de la tendresse, de la fécondité, de la générosité pour l’autre et un épanouissement personnel. Je me souviens encore de ce témoin accompagnant le fiancé sur les marches de l’église en lui disant malicieusement : « Alors, c’est aujourd’hui que tu te passes la corde au cou ? ». Il aurait pu lui répondre ce qu’il m’avait dit dans les entretiens : « Mais tu sais, depuis que l’on a décidé de se marier, on s’aime plus ».

 

III.              Le renversement copernicien de la théologie du mariage dans l’Ecriture.

Je n’ai lu que peu de citations de l’Ecriture dans les retours de la consultation. Il faut espérer qu’une vision globale du rôle que le surgissement de la figure du Christ a conduit dans la compréhension du mariage puisse apparaître dans les conclusions pastorales du synode de 2015.

En effet, il est assez facile de montrer l’extraordinaire dignité du mariage à partir des deux premiers chapitres de la Genèse. C’est bien le couple hétérosexuel humain qui, dans sa relation, porte l’image de Dieu (Gn 1, 27). De plus, le chapitre 2 montre, à la différence des sources mésopotamiennes, combien l’homme est voulu pour lui-même. Cependant, chaque membre du couple reste un mystère pour lui-même et pour l’autre puisqu’aucun des deux ne peut dire comment lui-même et l’autre est venu au monde. En revanche, c’est bien leur rencontre qui permet à l’homme de devenir pleinement lui-même, un être de parole capable d’engagement (Gn 2, 19-24).

On s’en convainc plus encore lorsque l’on perçoit combien c’est la réalité humaine la plus sollicitée pour décrire théologiquement les relations entre Dieu et son peuple : fidélité de Dieu, fiançailles, prostitution aux faux dieux… Benoît XVI n’a pas hésité de parler au sujet de l’éros qu’il était un chemin « ascendant » vers Dieu[4]. C’est déjà beaucoup. Combien de couples perçoivent que l’ensemble des dimensions de la vie conjugale leur permettent de se rapprocher de Dieu, y compris les actes exclusifs des époux lorsqu’ils sont vécus avec chasteté ? Jean-Paul II fera même de l’intimité conjugale le cadre de la spiritualité spécifique des époux[5]. Bien sûr, il ne faut pas être naïf sur les différentes manières qui peuvent conduire à la rencontre intime des époux. C’est le principe de communion qui sera le critère de validité : « Tout ce qui concourt, de près ou de loin, à la vraie communion charnelle des époux est bon, sain, légitime et doit être recherché et procuré ; tout ce qui, de près ou de loin, dispose au repliement sur une jouissance égoïste ou à la domination de l'autre est néfaste et doit être prévenu et évité »[6].

L’avènement du Christ a complètement renversé la perspective en introduisant plusieurs déplacements. Nous pourrions dire qu’il est venu, qualifier ou valider le mariage ; qu’il est venu le sauver ; qu’il est venu l’élever tout en le relativisant. Voyons cela plus en détail.

Le Christ qualifie la réalité du mariage par le mystère de son incarnation au sein d’une famille en y assumant tout le parcours de la conception à l’âge adulte. Mais aussi en bénissant le couple de Cana par sa présence et le don d’un vin nouveau (Jn 2, 1-11). Enfin, en laissant venir à lui les petits enfants (Mt 19, 13-15)[7].

Le Christ est venu sauver les hommes du péché par l’offrande de sa vie. Cela vaut pour tous et donc en particulier pour les membres des couples et des familles. De plus, son salut va jusqu’à la restauration de la faisabilité du mariage (Cf. Mc 10, 2-12). Remontant aux origines, par-delà la loi mosaïque, par-delà l’expérience du premier péché, non seulement il réaffirme que l’homme et la femme, par leur union, deviennent une seule chair (Gn 2, 24), mais il ajoute de sa propre autorité : « Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! » Mc 10, 9). De plus, après avoir insisté sur la solidité du couple, il ajoute encore sur la gravité adultère qui consiste à quitter un conjoint pour en épouser un autre (Mc 10, 10-12). Ainsi donc, renvoyés à l’intention initiale de la volonté de Dieu et touchés par la miséricorde du Christ (Jn 8, 11), les couples sont sauvés du désespoir de croire jamais en la faisabilité de ce projet humain qu’est le mariage. L’embarras[8] des disciples face à l’unicité du mariage mais aussi à l’état d’adultère en cas de remariage[9], est une des preuves les plus solides de l’authenticité des paroles du Christ.

En inventant le célibat pour le Royaume des cieux (Mt 19, 12), le Christ « réinvente » le mariage. En effet, mis à part les cas atypiques des esséniens et de Jean Baptiste, la vie évidente à l’époque du Christ est la vie de mariage. Les seules questions sont de savoir avec qui et si on parviendra à le vivre jusqu’au bout. Désormais, si l’on peut choisir le célibat, alors on peut choisir le mariage. C’est une nouveauté majeure ! De plus, pour le Christ, le mariage se comprend désormais comme un mode de compagnonnage vers le Royaume de Dieu. Et c’est dans son rapport au Royaume qu’il trouve la plénitude de sa signification. Ainsi parmi les invités au festin, il y a un couple de jeunes mariés qui n’accède pas au Royaume parce que trop enfermé dans sa toute récente conjugalité : “Je viens de me marier, et c’est pourquoi je ne peux pas venir.” Lc 14, 20. Enfin, lorsque deux sont au lit (Lc 17, 34), il se peut qu’un seul soit pris. C’est-à-dire que la solidarité conjugale est relative au salut. On peut néanmoins espérer que les membres des couples, s’entraidant à la miséricorde quotidienne, ne bouderont ni l’un ni l’autre le pardon de Dieu.

Saint Paul apportera par sa réflexion théologique la conclusion de ce renversement de perspective. C’est par la contemplation du mystère du Christ donnant sa vie pour l’Eglise qu’il relira l’ensemble des activités humaines. Le passage si célèbre d’Ep 5, 21 – 6, 9, montre combien, lorsqu’on est un disciple du Christ, ceci doit toucher toutes nos relations, qu’elles soient conjugales, familiales ou professionnelles. Désormais, dans la contemplation de ce que le Christ fit pour son Eglise, la relation conjugale devient un grand mystère, un sacramentum. Ce n’est plus l’expérience de l’amour des couples qui sert à dire la foi mais bien l’expérience de la foi qui permet de revisiter l’engagement matrimonial. C’est désormais l’amour « descendant »[10] de Dieu, l’agapè, qui vient éclairer le mode de vie des époux. Tout le lectionnaire du mariage montre combien les vertus chrétiennes sont au service de la vie conjugale et familiale : amour, patience, bonté, pardon, grandeur d’âme, absence de calcul, …

Il est clair que sans effacer le chemin ascendant de l’amour conjugal, l’amour descendant de Dieu vient le consolider et le sanctifier pour en faire un sacrement et un chemin de sainteté accessible. Ces remarques ne disent rien d’autre, en définitive, que la tradition la plus classique qui parle de grâce sanctifiante à propos du sacrement du mariage.

 

IV.             La régulation des naissances, reprise du dialogue

Le retour assez massif de ce sujet a pour moi été la principale surprise de cette consultation. Après l’explosion de protestations dans les années qui sont suivi la publication de l’encyclique Humanae vitae de Paul VI en juillet 1968, petit à petit, sans bruit, une pratique s’est installée, y compris chez nombre de couples catholiques, mais le dialogue avec les pasteurs s’est perdu. Je ne me souviens que de deux entretiens en 26 ans de ministère sur ce sujet.

Du côté de la consultation, des arguments de deux types se sont fait entendre : d’une part le reproche, bien connu, fait à l’Eglise de « s’opposer aux progrès de la science » ; d’autre part un nouveau discours lié à une compréhension plus globale de la Création avec l’introduction du concept de « l’écologie humaine » que l’on trouve dans des courants liés à Mère Térésa mais que l’on pourrait trouver aussi dans certains mouvements écologiques : « est-il normal pour une femme vivant en couple d’avoir quasiment en permanence sa physiologie modifiée ? ». J’ajouterai le questionnement désabusé d’un post soixante-huitard ouvrant la boîte de pilules de sa compagne : « Il s'agit d'un médicament - c'est écrit en clair -, qui doit être prescrit par un médecin. Mais y a-t-il un malade ? Faire l'amour n'est pas une maladie, avoir un enfant non plus. Que soigne-t-on quand on prend la pilule ? »[11].

Cette reprise du dialogue entre les couples et les pasteurs est extrêmement importante. Les chercheurs de l’INED[12] ou du Collège de France qui sollicitent aussi l’avis de moralistes catholiques[13] montrent que cette question n’a jamais été totalement abandonnée au niveau de la recherche tant civile que catholique. L’Eglise catholique a aussi porté cette question régulièrement avec Xavier Thévenot, Xavier Lacroix et tant d’autres. En France, la pratique contraceptive (spécialement par le choix de la pilule) est très importante[14] et touche nombre de couples catholiques. Pourtant, cette pratique n’est pas l’objet de discussion dans les confessionnaux ou dans les Centres de Préparation au Mariage.

Jean-Paul II[15] a fait évoluer l’approche de la régulation des naissances en la faisant passer de l’univers la loi naturelle à celui du don total et intégral de sa personne et de l’accueil sans réserve du conjoint. Ces deux approches ne s’opposent pas bien sûr, mais l’évolution dans l’argumentation n’est pas négligeable puisqu’elle a permis de sortir d’arguments utilisant les termes de nature et de loi naturelle absolument incompréhensibles pour l’immense majorité de nos contemporains.

Depuis des années, sauf dans des milieux déjà acquis à la cause, l’Eglise ne « prêche plus vraiment » sur ce sujet comme sur bien d’autres comme la cohabitation des couples avant le mariage. Cela a pu donner l’impression qu’elle abandonnait la bataille ou encore qu’elle donnait son consentement à cette évolution. L’interprétation de ces silences mérite une petite réflexion.

V.               Les silences de l’Eglise

« Qui ne dit mot, consent » affirme l’adage bien connu. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’il faut interpréter les silences de l’Eglise. D’abord, rappelons encore qu’elle n’est pas restée muette sur l’ensemble des sujets ayant trait à la morale conjugale. Toute personne qui aurait loyalement cherché des informations sur la régulation des naissances ou sur la cohabitation avant le mariage en aurait trouvé tant du côté du magistère que des théologiens. Les publications ne manquent pas.

Il s’agit plutôt du silence des prédicateurs. Plusieurs motifs président à la relative discrétion de ceux qui ont en charge la prise de parole publique, tout spécialement dans les mouvements et dans les paroisses.

Les prêtres ne veulent pas être pris pour les « obsédés » des siècles passés. Il y a dans l’imaginaire collectif la mémoire des questions indiscrètes au confessionnal ou des prises de paroles en chaire si raides qu’elles ont plus culpabilisé qu’aidé. De plus, comme célibataires, que pourraient-ils bien dire de pertinent sur ce sujet, leur a-t-on souvent dit ! Le sens de la miséricorde et de la prudence pastorale ont certainement favorisé cette évolution. De ce point de vue, ce silence est assez positif. En revanche, s’il est motivé par une « contamination » de la mentalité contraceptive qui traverse toute notre société et donc aussi une part du clergé, il manifesterait un hiatus entre les prêtres et le Magistère. Ceci pose évidemment un vrai problème tant pour la pastorale que pour leur propre loyauté à l’égard de l’Eglise. Qu’une partie du clergé ne partage pas les vues du magistère sur ces sujets est bien connu.

Il n’est pas non plus aisé de prendre la parole sur des sujets sur lesquels on craint qu’il n’y a plus d’oreilles pour entendre ou encore qu’un grand nombre d’auditeurs s’est forgé une pratique et une habitude sur laquelle ils n’ont pas l’intention ou les moyens[16] de revenir. Le silence serait alors le symptôme d’un abandon de la vigilance pastorale.

Enfin, il n’est pas impossible que le concept de la loi de gradualité introduit dans la pensée morale de l’Eglise il y a 45 ans ne soit pas encore très bien assimilé. Si les évêques de France, dans leur note de décembre 1968[17], ont commencé cette réflexion, leur initiative a été largement poursuivie et approfondie dans les décennies qui ont suivi. Faut-il citer Familiaris consortio (N° 9 et 34) ou encore la réflexion du Cardinal Jean-Marie Lustiger[18] et tant d’autres qui rappellent que la loi de gradualité ne se confond pas avec la gradualité de la loi. Or l’usage popularisé de la loi de gradualité tend, me semble-t-il à passer de la première à la seconde expression. Peu de gens pensent que « les règles » que l’Eglise donne en matière de vie conjugale sont bonnes et qu’il faut garder une conscience éveillée pour progresser vers leur mise en œuvre. Pour le dire autrement, une conscience droite ne peut se réduire à une « bonne conscience ». En fait, elle suppose une quête permanente de la vérité pour progresser autant dans la réflexion de l’Eglise que dans la mise en œuvre des normes qu’elle a cru bon d’élaborer à l’écoute de la Parole de Dieu et de sa tradition.[19]

Pour revenir au silence, voici deux approches positives que la tradition de l’Eglise « a dans ses cartons ».

Tout d’abord regardons la pratique pastorale de St Alphonse de Liguori lorsqu’il prêchait des missions dans les campagnes napolitaines. Si l’on étudie la liste des thèmes des sermons, surprise ! « Pas un sermon sur l’impureté, ni sur les devoirs du lit conjugal »[20]. Et encore moins sur l’adultère, si commun alors. En effet, se disait le futur docteur de l’Eglise, si prédication sur l’adultère il devait y avoir, impossible d’en parler autrement qu’en termes de péché mortel. Or l’habitude était si ancrée, qu’il craignait que personne n’ait le courage de s’approcher du confessionnal. La mission manquerait alors un de ses objectifs principaux. Il prêchait plutôt sur l’amour et la fidélité de Dieu, sur les vertus chrétiennes et ne disait donc rien de l’adultère. Mais lorsqu’en confession le pénitent évoquait l’adultère, parce qu’il avait donné prise de lui-même, manifestant par-là, au moins une insatisfaction et peut-être un désir de conversion, alors saint Alphonse faisait la catéchèse qu’il fallait. J’aime à considérer que c’est l’exacte attitude du Christ en présence de Zachée (Lc 19). Plutôt que de l’accuser de tous ses péchés, il préfère s’inviter chez lui. La présence du Christ au cœur de sa maison a provoqué sa conversion. Nul ne peut servir deux maîtres.

Enfin, regardons les recommandations pour les confesseurs publiées en 1997. Dans la tradition la plus liguorienne, il est rappelé que ce dernier doit être très prudent et discret à propos des questions à poser au pénitent sur les sujets qu’il n’a pas évoqués au motif que l’on aura un a priori en faveur de sa conscience éclairée[21].

Ainsi donc, que ce soit sur la contraception, la cohabitation avant mariage ou sur bien d’autres points, on comprend que les silences de l’Eglise à travers celui de ses ministres peuvent être motivés et donc interprétés de façons bien différentes. Il me semble que les pères du prochain synode auront sur ce point matière à réfléchir.

 

VI.             Les personnes séparées et réengagées.

C’est la souffrance principale qui remonte de la consultation. Cela n’étonne pas puisque nous connaissons l’importance du phénomène pour nos contemporains. Souffrances de l’échec conjugal ; souffrances liées à la mise en œuvre du divorce ; souffrances des enfants ; souffrances, pour celles et ceux qui se réengagent de ne pouvoir célébrer leur deuxième union à l’église ou, pour les plus croyants, de ne plus pouvoir communier à l’eucharistie ou célébrer le sacrement du pardon.

Si l’on considère qu’en France, plus du quart des mariages civils incluent au moins une personne au statut de divorcé, il est aisé de comprendre que tous les pasteurs en connaissent personnellement et probablement dans leur famille proche.  Le dialogue est toujours présent entre les fidèles et les pasteurs. C’est même un sujet de discussion très vif, surtout à propos de l’accès aux sacrements.  Les mouvements, les réflexions des théologiens, des prêtres et des laïcs, les positions épiscopales, en France ou en Europe, sont si diverses qu’ils manifestent un réel embarras dans l’Eglise. Faut-il signaler tout dernièrement l’impossibilité des cardinaux lors du consistoire de février 2014 de trouver une position commune. Le Pape François a une si vive conscience des difficultés qui attendent le prochain synode sur ce sujet qu’il n’hésite pas à appeler tout le peuple de Dieu à « prier intensément l’Esprit-Saint »[22]. Il faut bien le dire, la « cacophonie » des paroles de l’Eglise sur ce sujet déstabilise au plus haut point les fidèles qui cherchent loyalement à y voir plus clair. Il faut enfin reconnaître que les arguments des fidèles pour motiver « plus de souplesse » dans l’Eglise catholique auprès des personnes séparées – réengagées méritent quelques réflexions.

A.                Le Christ est-il divisé ?

Tout le monde connaît le passage de la femme adultère et beaucoup de réponses citent « Moi non plus je ne te condamne pas ». Peut-être est-ce la citation la plus fréquente. Mais personne ne cite ce que le Christ ajoute dans le même souffle : «  Va et ne pèche plus » (Jn 8, 11). Comme si le péché était plus dans le divorce que dans le « remariage ». Tous connaissent la miséricorde du Christ mais qui veut encore connaître l’accusation d’adultère en cas de remariage. Or chacun le sait, on peut vraiment être victime d’une séparation. Mais le « remariage » est toujours l’objet d’un choix volontaire, souvent signe d’une confiance retrouvée et d’un avenir qui s’ouvre. Et bien qu’il y ait une forme de renaissance pour les membres du second couple, elle ne peut se faire oublieuse d’une partie de l’Evangile.

B.                 Peut-on séparer l’Eglise du Christ ?

Combien de fois a-t-on pu lire dans la consultation l’opposition entre le bon Jésus et la mauvaise Eglise, entre le Christ qui pardonne et l’Eglise légaliste ou pharisienne. En réalité, le premier devoir de l’Eglise est d’accueillir et de proclamer tout l’Evangile. C’est sa raison d’être ! « Allez dans le monde entier, proclamez l'Évangile à toute la création »[23].

Aux évêques eux-mêmes, par le rituel de l’ordination, est imposé au-dessus de leur tête l’évangéliaire pendant qu’est proclamée la grande prière consécratoire. Très souvent, face  à la règle de l’indissolubilité du mariage et à la qualification d’adultère du remariage, on entend la réaction suivante : « Ce n’est pas que l’Eglise ne veuille pas changer la règle que le Christ a donnée, mais elle n’est pas libre de dire autre chose ». L’expression est en fait maladroite.  Elle laisse entendre que, comme les apôtres de l’Evangile, l’Eglise vit comme une brimade et à regret cette exigence nouvelle. Une contemplation plus approfondie des paroles du Christ devrait, en fait, permettre à l’Eglise de trouver un surcroît de liberté dans la proclamation de l’Evangile.

Il s’agit donc pour l’Eglise et en particulier pour ses pasteurs de recevoir la parole du Christ comme une provocation à penser plus et mieux le beau mystère de la conjugalité.

C.                 Faut-il désarticuler les sacrements ?

L’impossibilité d’accéder aux sacrements du mariage, de l’eucharistie et de la réconciliation reste l’objet d’une grande souffrance, spécialement pour les fidèles habités d’une foi vive dont le premier couple a échoué et qui ne se voient pas poursuivre la vie dans le célibat. Qui sommes-nous, d’ailleurs, pour juger de ces choix de vie !

A titre de méthode, s’il faut aller aux périphéries, il faut le faire à partir du cœur de la foi. Commençons donc par placer résolument notre réflexion dans le cadre de la foi. Pour des baptisés, y a-t-il meilleur moment pour célébrer leur mariage que celui d’une eucharistie. En communiant au Christ, « ils reçoivent ce qu’ils sont » et deviennent « corps livré » et « sang versé » pour leur conjoint. La promesse du Christ, qui est fidèle en tout ce qu’il fait, d’unir ce couple de la manière la plus solide est la réponse au désir le plus cher des nouveaux époux. Ainsi que l’évoque Familiaris consortio N°11 cité deux fois par le document qui lance la consultation en vue du synode, l’indissolubilité est « une propriété intérieure à l’amour » et  non pas quelque chose qui serait imposé de l’extérieur au couple. Les futurs époux, n’auraient-ils pu dire au moment de l’échange des consentements « Ceci est mon corps livré pour toi » ? Oui, il y a un lien intime entre les sacrements du mariage et de l’eucharistie. Et ce n’est pas parce que, au jour de leur mariage, beaucoup de fiancés avaient peu de connaissances ou de conscience de tout ce mystère que ce lien perd de sa force.

Ainsi, à chaque fois que les couples viennent communier, ils viennent communier au Christ qui donne sa vie pour eux afin qu’ils puissent en faire autant l’un pour l’autre. Communier au Christ c’est rentrer en communion avec lui, « de son baptême jusqu’au jour où il fut enlevé », bref ! Avec tout l’Evangile.

Si l’on a contracté une deuxième union, communier au Christ eucharistique serait comme se laisser transformer pour retrouver la fidélité à son premier couple en intégrant le mystère de la Croix. L’inverse, qui consisterait à demander au Christ de nourrir une deuxième fidélité, me paraît théologiquement très difficile à élaborer. Je connais des fidèles qui ont voulu communier alors qu’ils vivaient une deuxième union. Au bout de quelque temps, ils se sont abstenus d’eux-mêmes, non pas  par culpabilité à l’égard de la loi de l’Eglise ou du Christ ou encore par un « interdit » de leur curé. Mais par cohérence entre leur vie et le sacrement de l’eucharistie. Le renoncement à la communion eucharistique est le fruit d’un curieux paradoxe : plus ils communiaient et plus ils s’apercevaient de la difficulté à poursuivre dans cette voie. Ils découvraient par-là que le meilleur moyen pour rester en communion avec le Christ était de renoncer à la pratique sacramentelle de l’eucharistie. Ce passage, toujours vécu douloureusement – ils le disent –,  est cependant devenu source d’un chemin de paix et de liberté intérieure.

D.                Quel chemin pour nos amis ?

Depuis plus de quarante ans, l’Eglise a sans cesse rappelé que les personnes – réengagées font toujours partie de l’Eglise (FC 84). Ils peuvent y exercer bien des responsabilités. Il me semble que plus explicitement encore, l’Eglise pourrait leur confier des missions qui leur conviendraient tout particulièrement et qui profiteraient à tout le peuple de Dieu.

1.      Peut-on imaginer, qu’avec les non baptisés et ceux qui n’ont pas encore fait leur première communion, ils soient au milieu de la communauté le rappel que communier est une grâce que nul ne mérite et qu’il ne faut pas tendre la main n’importe comment ni par habitude. Par un curieux paradoxe, ils deviendraient dans la communauté le signe de l’exigence de ne s’approcher de l’eucharistie qu’avec respect et foi.

2.      L’Eglise catholique, tout spécialement depuis le Concile Vatican II[24], a, à bon droit, valorisé la liturgie et en particulier l’eucharistie comme source et sommet de toute la vie de l’Eglise. Mais à vrai dire, cela n’épuise pas les autres lieux de communion au Christ ni les différents lieux d’accueil de la miséricorde de Dieu. Entre la source et le sommet, il y a de l’espace. Voilà ce que nos frères séparés-réengagés pourraient rechercher tout spécialement avec toute l’Eglise. Mgr Gerhard Müller, nouveau Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi a développé aussi cette idée : « Il est important de savoir, à ce propos, qu’outre la Communion sacramentelle, il existe encore d’autres manières d’entrer en communion avec Dieu. La relation avec Dieu est réalisée lorsqu’on s’adresse à lui dans la foi, dans l’espérance et dans la charité, dans le repentir et dans la prière. Dieu peut accorder sa proximité et son salut aux hommes à travers diverses voies, même s’ils vivent des situations contradictoires. »[25] Le rituel de la réconciliation rappelle aussi qu’il y a de nombreuses entrées dans la miséricorde de Dieu. Faut-il mentionner le rite pénitentiel de la messe, la récitation du Notre-Père mais aussi, en dehors de la liturgie, « la charité qui efface une multitude de péchés » 1 P 4, 8.

3.      Enfin, certainement, une fois qu’ils auront retrouvé une vie unifiée, ils peuvent avoir un travail pastoral important tout spécialement auprès de ceux qui auront connu des événements conjugaux semblables aux leurs.

E.                 Vivre en frères et sœurs ?

Le N° 84 de Familiaris consortio aborde une situation que, en réalité, je n’ai jamais rencontrée. Il s’agit de permettre l’accès au sacrement du pardon et donc de l’eucharistie « lorsque l'homme et la femme ne peuvent pas, pour de graves motifs - par exemple l'éducation des enfants -, remplir l'obligation de la séparation, ils prennent l'engagement de vivre en complète continence, c'est-à-dire en s'abstenant des actes réservés aux époux ». Si l’on voit bien l’intention du Pape Jean-Paul II, peut-on se demander si une telle position ne « sexualise » pas trop l’adultère. Certes la sexualité est bien le lieu exclusif des époux, il n’y a pas à y revenir. Mais quitter un conjoint pour lui préférer, même sans relation sexuelle, un autre, n’est-ce pas tout de même rentrer dans une dimension adultère ? N’est-ce pas aussi blesser l’exclusivité d’une relation affective privilégiée ? « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l'adultère avec elle. » Mt 5, 28.  Comment le conjoint abandonné, fidèle à son sacrement de mariage, pourrait-il regarder celui qui l’a quitté se rendre à la communion eucharistique en affirmant simplement qu’il n’y a pas de relation sexuelle ? Ce n’est peut-être qu’un cas d’école, mais il me semble que l’on pourrait revisiter ce critère.

 

VII.          Des dossiers qui mériteraient d’être abordés

Il existe aussi des millions de célibataires qui souhaiteraient construire une vie de famille sans y parvenir. Les pères du synode s’intéresseront-ils à la valeur de ces « marieuses modernes » que sont les sites de rencontres sur Internet ? La plupart des prêtres français ont déjà célébré des mariages qui ont commencé sur la toile. Pourrait-on établir quelques règles de prudence et de relecture ?

La famille est parfois un lieu de violence : humiliations, machisme, coups, meurtres, viols, incestes, … Lorsque le lieu espéré de la tendresse et de la sécurité devient un « enfer », que dire et que faire ? Cette question traverse tous les continents et toutes les cultures. Il vaudrait la peine que l’on n’oublie pas celles et ceux qui souffrent toutes ces situations.

Un très grand nombre de personnes vivent en couple, parfois sans s’engager vraiment dans le mariage en se contentant du Pacs, voire d’un simple concubinage. Les situations sont très diverses. Benoît XVI n’ignorait pas que certaines conditions sociales et économiques sont des freins réels à un engagement plus profond : « […] quand l’incertitude sur les conditions de travail, en raison des processus de mobilité et de déréglementation, devient endémique, surgissent alors des formes d’instabilité psychologique, des difficultés à construire un parcours personnel cohérent dans l’existence, y compris à l’égard du mariage. »[26]. C’est pourquoi, on constate trop souvent que les plus pauvres d’entre nous n’ont pas accès à la grâce du sacrement du mariage en raison même de leur pauvreté et de lois sociales d’autant plus prégnantes qu’elles ne sont pas écrites. Ces dernières exigent que, pour se marier, il faut l’argent de la fête et au moins un contrat à durée indéterminée. Ce scandale choque le cœur des pasteurs et blesse nombre de couples qui pensent trop souvent que ce sacrement « n’est pas pour eux ». C’est une question pastorale majeure qui devrait susciter une vraie recherche dans l’Eglise et chez les Pères du synode.

 

VIII.        Conclusion

La réception[27] de l’exhortation apostolique qui suivra le synode de 2015 est évidemment une question majeure. Avoir fait de tout le peuple de Dieu un acteur de ce synode tant par sa consultation qu’en lui demandant de le porter dans la prière est une très grande chose et ne peut que contribuer à une meilleure écoute de l’Esprit-Saint, j’en suis convaincu. Il va aussi donner à toute l’Eglise une oreille à la mesure de l’attente qui été suscitée par la consultation même. Je prie pour que l’Esprit qui parle aux églises et à toute l’Eglise, nous aide à accueillir les fruits de cet immense travail de discernement que notre Pape François vient d’initier.

 

© Mgr Bruno Feillet, évêque auxiliaire de Reims. Septembre 2014.

[1] Lettre du 18 octobre 2013.

[2] Cf. la boucle des conditionnements éthiques, in Xavier THEVENOT, Les homosexualités masculines, Cerf, Paris, 1985, p. 140.

[3] Jean LADRIERE, « Engagement », in Encyclopaedia Universalis, 1990.

[4] Benoît XVI, Deus caritas est, 2005, N° 7.

[5] Cf. Yves SEMEN, La spiritualité conjugale selon Jean-Paul II, Presses de la Renaissance, Paris, 2010.

[6] Ibid p. 206.

[7] Que ce soit chez Matthieu ou Marc, le passage sur la solidité du mariage est suivi immédiatement après du passage sur la bénédiction des enfants. Ce n’est pas un hasard.

[8] Pour le critère d’embarras, John MEIER, Un certain juif Jésus, les données de l’histoire, t1, Cerf, Paris, 2004, pp. 102-105.

[9] Ses disciples lui disent : « Si telle est la situation de l’homme par rapport à sa femme, mieux vaut ne pas se marier. » Mt 19, 10.

[10] Ibid.

[11] Hubert AUPETIT et Catherine TOBIN, L’amour déboussolé, Françoise Bourin, Paris, 1993, p. 16.

[12] Collectif, « La contraception et le recours à l’avortement en France dans les années 2000, Présentation et premiers résultats de l’enquête Cocon », in Population-F, Mai-août 2004.

[13] Xavier LACROIX, « Contraception et religions » in Contraception, contrainte ou liberté ?, Editions Odile Jacob, Paris, 1999, pp. 163-182.

[14] On estime qu’en France, une femme sur deux, en âge de procréer et vivant une situation de couple utilise la pilule. Rapport de l’IGAS, Evaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, octobre 2009. Cf. H LERIDON, P. OUSTRY, N. BAJOS et l’équipe COCON « La médicalisation croissante de la contraception en France » in population et sociétés n° 381 juillet-août 2002.

[15] Cf. Familiaris consortio, 1981, N° 11.

[16] Il faudrait ici s’intéresser à la question morale des habitudinaires. Le concept n’a pas été élaboré pour réfléchir les pratiques contraceptives, mais sans doute qu’il pourrait être utile.

[17] Note pastorale de l’épiscopat français sur « Humanae vitae », in Documentation Catholique, N° 1529, 1° décembre 1968.

[18] Jean-Marie LUSTIGER, « gradualité et conversion », in Documentation Catholique, N°1826, 21 mars 1982. Voir aussi Pierre EYT, « La loi de gradualité et la formation des consciences », in Document épiscopat, 17, 1991.

[19] Voir Vatican II, Gaudium et spes N° 16. Mais aussi la résolution à l’épineux problème du conflit qui existait entre la primauté de la loi ou de la liberté apporté par Alphonse de Liguori dans sa théorie de l’équiprobabilisme. Cette dernière affirmant que lorsque la loi était douteuse, la priorité consistait à rechercher la vérité et non pas de faire ce que l’on voulait.

[20] Théodule de REY-MERMET, Le saint du siècle des lumières, Alfonso de Liguori, Nouvelle cité, Paris, 1987, p. 327.

[21] « [Le confesseur] accueillera les pénitents qui viennent au confessionnal en présupposant, hormis la preuve contraire manifeste, la bonne volonté de se réconcilier avec le Dieu de miséricorde. » Conseil Pontifical pour la famille, Vade-mecum à l’intention des confesseurs sur certains sujets de morale liés à la vie conjugale, 1997, n° 3,2.

[22] François, Lettre aux familles, 2 février 2014.

[23] Mc 16, 15.

[24] Vatican II, Sacrosanctum concilium, 10.

[25] Mgr Gerhard Ludwig MÜLLER, Sur l’indissolubilité du mariage et le débat sur les divorcés remariés civilement et les sacrements. 22 octobre 2013

 

[26] Cf. BENOIT XVI, Caritas in veritate, 2009, N° 25.

[27] Cf. Xavier THEVENOT, « Magistère et discernement éthique », in Compter sur Dieu, Paris, Cerf, 1993, p. 89.